au début de 1944, personne, du plus haut commandement des forces alliées au simple fantassin, n'avait songé à ce détail peut-être secondaire dans la stratégie globale, mais essentiel, celui du passage des navires de débarquement à la terre ferme.
Le génie de Van Kuyck sera de s'intéresser à ce qui n'était pratiquement alors qu'un no man's land. Et pour cause: d'un côté, les hydrographes avaient parfaitement fait leur boulot en dessinant les zones marines. Et leurs collègues géographes en avaient fait de même pour la terre ferme. Vous avez dit ferme? En plein dans le mille puisque, entre les deux, il y a l'estran qui avance et recule depuis la nuit des temps en fonction des marées. Le «hic» est que ni les hydrographes ni les géographes n'en avaient jamais tenu compte dans l'établissement des courbes de niveau et des cotes de profondeur. Inouï: un quart de siècle avant que l'homme ne posât son pied sur la Lune, il restait des «terres inconnues» aux portes même de la bonne vieille Europe!
Évidemment, vu sous l'angle théorique, cela n'empêchait pas les scientifiques de dormir, mais ce n'était pas la même chose pour les stratèges guerriers. Mine de rien, si le simple estivant a parfois les pires difficultés à maintenir pied sur l'estran, que dire alors du soldat avec son lourd barda qui peut, à tout moment, s'enfoncer et s'immobiliser sous le regard abasourdi de son adversaire?
Le major Van Kuyck réfléchissait depuis longtemps à ce problème et s'en ouvrit à ses chefs. Sa proposition monta jusque dans les plus hautes sphères de l'armée et, assez étonnamment, elle fut acceptée sans restrictions. Deux mois plus tard, en mars 1944, le génial Anversois était convoqué devant ses supérieurs avec ses cartes. Ce 23 mars-là aussi, le débarquement prenait une forme décisive...
Pour établir les cartes du débarquement, rien ne fut laissé au hasard. Afin de bien déceler les replis des plages normandes, deux escadrilles britanniques furent chargées uniquement de photographier... toutes les côtes du Danemark jusqu'à l'Espagne, question de ne pas dévoiler leurs batteries à l'ennemi, si, par malheur, elles se faisaient intercepter en vol.
De toute façon, le matériel recueilli resta utile, ne fût-ce que pour perfectionner les techniques de l'époque. Et les leçons de l'Atlantique serviraient aussi sur le Pacifique.
À partir de ces photographies que l'on pouvait parfaitement identifier dans le temps, le major Van Kuyck allait tracer sur la carte terrestre, parallèlement à la plage mais aussi à quelque distance dans les terres, une ligne de base. À partir de celle-ci, il découpa la terre, la plage et la mer en tranches avec autant de profils, prévus pour toutes les situations.
Ainsi, rien que pour Omaha Beach et pour Utah Beach, on tint à jour vingt-quatre profils jusqu'aux dernières heures qui précédèrent le débarquement. Toutes ces prévisions furent reproduites sur papier millimétré, à une échelle qui avait exagéré les proportions, question de les rendre plus compréhensibles par les troupes. On y trouvait aussi à la fois les profondeurs marines et les hauteurs terrestres. Banal? Du tout, car il fallait concilier les «pieds» des cartes anglo-saxonnes avec les «mètres» des cartes continentales. Notre hydro-géographe constata à cette occasion que les Amirautés n'avaient pas toujours eu les mêmes références de base!
Le major Van Kuyck poussa jusqu'à l'extrême son souci du détail, ce qui fit que les chefs des troupes d'assaut du débarquement disposaient de graphiques plus que fiables qui leur donnaient heure par heure l'évolution des marées. Ce qui avait été calculé pour les hommes, le fut aussi pour le matériel. Et c'est ainsi que les barges et les navires purent échouer au moment le plus idoine pour être immédiatement opérationnels. L'exploit de Van Kuyck paraît encore plus extraordinaire si on veut bien se rendre compte que tous ces calculs furent réalisés en l'espace de six semaines! L'US Army fera imprimer des milliers d'exemplaires de ses prévisions avec, suprême honneur, une référence directe à leur auteur. Ce qui était exceptionnel jusqu'alors dans une armée! Jamais, le major redevenu architecte ne s'en glorifiera, mais l'histoire ne pourra jamais oublier que si le D-Day se passa comme prévu, on le dut à un gaillard d'Anvers à l'audace sans limites. Un homme qui, au soir d'une vie exceptionnelle, allait vendre son second voilier à un autre homme hors du commun, Jacques Brel, en lançant qu'il serait en de bonnes mains...
CHRISTIAN LAPORTE
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Amitiés
Même si je ne commente pas j'ai beaucoup d’intérêt pour vos réalisations !!!