Bonjour,
Un autre instrument encore plus délirant, construit en 1991 pour un ami qui s'en sert toujours en concert.
Il s'agit d'un Chittarrone romain, conçu d'après un instrument de Mateo Sellas et d'autres originaux dont un exemplaire conservé à Bologne et qui aurait appartenu à Claudio Monteverdi (créateur du premier opéra, l'Orfeo, en 1607).
Petite introduction pour le distinguer de la guitare électrique :
Dans les vingt dernières années du XVIe Siècle (la Renaissance) a commencé une mutation de la musique européenne qui allait déboucher quelques décennies plus tard sur la fameuse musique baroque.
Dans le souci de "revenir aux sources de la musique antique" la musique polyphonique, composée de plusieurs voix de même importance construisant une harmonie, s'est progressivement transformée en musique soliste avec un accompagnement instrumental. La voix soliste (instrument ou chant) devient prédominante et introduit de virtuoses improvisations et ornementations qui nécessitent un instrument d'accompagnement plaquant des accords long pour soutenir l'harmonie.
L'instrumentarium de l'époque dût évoluer pour fournir des instruments avec un temps de résonance le plus long possible et une puissance permettant de soutenir le chant sans le couvrir. L'orgue de chambre et le clavecin pouvaient rendre ce service, mais le luth, plus pratique à transporter, souffrait d'un son trop court qui s'atténue trop vite.
Une solution était de remplacer les cordes en boyau par des cordes métalliques : comme elles ont une masse volumique plus grande, leur inertie l'est aussi et elles vibrent plus longtemps. Cependant la longueur vibrante des cordes à vide disponible sur le luth (le diapason) n'était pas assez grande pour favoriser de belles harmoniques comme sur le clavecin.
La solution vint en Italie vers 1592 : des luthiers et des théoriciens-compositeurs (dont Piccinini) proposèrent de partir d'un luth basse (la coque la plus volumineuse possible), de monter un second manche dans le prolongement du premier et d'y tendre un jeu supplémentaire de huit cordes en métal. Le chittarrone (littéralement : "grande guitare") était né.
En France, à la même époque, apparaissait un équivalent, appelé archiluth, mais composé uniquement de cordes en boyau et une version plus petite avec un accord différent qui donnera le théorbe qu'on entend depuis dans les orchestres baroques.
Résumons : on a un luth basse avec une coque très volumineuse. Il conserve son manche d'origine avec 8 rangs (7 paires de cordes + un soliste), un diapason de 63cm et des frettes en boyau pour jouer les notes avec la main gauche. Dans son prolongement et légèrement décalé on ajuste un long manche qui permet de monter 8 cordes supplémentaires en laiton avec un diapason de 150cm, qui sonnent à vide et sont accordées selon le ton de la gamme : do, ré, mi, fa, sol, la, si et do.
On parle alors de "petit jeu" pour les cordes "arrêtées" en boyau et de "grand jeu" pour les cordes à vide en laiton.
Le petit jeu permet de jouer l'accompagnement. Le grand jeu permet les notes tenues (longues) qui vont soutenir les vocalises. En outre les cordes du grand jeu résonnent "par sympathie" : celle du petit jeu font vibrer la table et la coque et celles-ci font vibrer les grandes cordes, ce qui crée un "fond harmonique" qui remplit l'espace sonore et approfondit le timbre de l'instrument.
Quelques originaux dont je me suis inspiré. De gauche à droite :
Gravure d'un chittarrone extraite du Syntagma Musicum II "De Organographia" de Michael Praetorius (1619)
Un chittarrone conservé à Bologne et "qui aurait appartenu à Claudio Monteverdi" (1610)
Un chittarrone signé de Mateo Sellas, vers 1610.
Mon entreprise consistait à concevoir un chittarrone en m'inspirant d'originaux et de "règles" d'époque pour définir la géométrie de l'instrument.
Mon point de départ est un plan d'une table d'harmonie d'un grand chittarrone signé "Mateo Sellas" (un luthier romain de renommée européenne dans le dernier quart du XVIe Siècle) et qui est conservée au Musée du Conservatoire Royal de Musique de Bruxelles.
Pourquoi une table seule, sans le reste de l'instrument?
Il faut savoir qu'un instrument s'use quand il est joué longtemps. Pour un instrument à vent en bois, le souffle humide et acide du joueur détruit petit à petit les cellules du bois et l'instrument se dégrade inexorablement. Pour un luth ou une guitare, le chevalet (qui tient les cordes) transmet un effort d'arrachement qui tire sur la table et fragilise la liaison entre les fibres à la longue.
Une exception : le violon et les autres cordes frottées. Là, les cordes appuient sur le chevalet qui comprime la table et resserre les fibres du bois avec l'âge : c'est l'une des raisons pour lesquelles les violons "âgés" sont très prisés car leur timbre se bonifie avec l'ancienneté.
Pour les luths et guitares les luthiers procèdent de temps en temps à un "retablage" qui consiste à décoller l'ancienne et la remplacer par une nouvelle table d'harmonie. On trouve donc d'anciennes tables et en général les luths très souvent joués (donc de très bonne facture) sont retablés souvent.
L'opération est relativement facile car les instruments sont entièrement assemblés à la colle d'os qui est réversible.
Le plan de la table indiquait les épaisseurs et les dimensions et position du barrage (de style vénitien, voir plus haut le luth vénitien et ses explications). Son étude a permis de confirmer/ dégager les principes acoustiques en usage à l'époque.
Enfin, la coque composée de 25 côtes a été calculée par ordinateur, comme pour le luth et les gabarits des profils réalisés sur une table traçante.
Un ensemble de gabarits calculés par ordinateur. Au milieu le "bloc", pièce de sapin situé dans la coque et qui va servir de base au manche :
A près avoir tracé et découpé les 25 côtes (alternance de noyer et d'érable ondé) celles-ci sont mouillées et courbées au fer selon un gabarit. Comme pour le luth je réalise une courbure incomplète. Lors de l'assemblage les côtes seront mises en tension pour rejoindre la forme finale, ce qui va créer un précontrainte, rendant la coque élastique, très réactive et filtrera les "bruits blancs".
Parallèlement le bloc est façonné dans une pièce de sapin :
Le montage commence. J'utilise un montage "en l'air" sur un chantier, selon la méthode française décrite par Marin Mersennes en 1636 dans "l'Harmonie Universelle". Voir la méthode dans la partie consacrée au luth, plus haut.
Ici, à droite, une première coque à 35 côtes que j'ai abandonnées car trop éloignée des dimensions finales. A gauche la même coque mais avec 25 côtes qui tombe pile-poil en accord avec mon plan.
On distingue les bandes de papier kraft (du vélin dans les originaux) qui jointent fortement les côtes entre elles après séchage de la colle.
Ensuite je courbe la brague, une latte qui va fermer la coque à l'extérieur en joignant et masquant les extrémités des côtes. La brague permet d'augmenter la surface de collage de la future table à l'endroit où l'effort d'arrachement est la plus forte.
A l'intérieur de la coque et en vis-à-vis de la brague est collée la contrebrague :
Je passe ensuite à la préparation de la table d'harmonie.
Elle est constituée de deux pièces symétrique d'épicéa des Vosges coupé sur quartier en droit fil. Les fibres sont symétriques par rapport à l'axe central, très serrées et parfaitement droites. La table mesure entre 1,8 et 2,3mm d'épaisseur : elle est ajustée par grattage au racloir en suivant les principes acoustiques étudiés sur l'original.
La table comprend trois roses qui sont directement sculptées dedans. Je colle sur l'envers un patron qui va servir de guide et renforcera l'épicéa à ce endroit très fin. Les trous sont découpés au scalpel, puis les roses sont reprises de l'autre côté pour ouvrager les entrelacs :
Sur l'envers la rose est renforcée par de petites barres de filet de buis peintes en noir pour les rendre invisibles :
Le barrage est ainsi collé selon la méthode vénitienne (voir luth).
On a pris garde auparavant de chauffer la table pour qu'elle rétrécisse en largeur comme pour le luth, afin de prévenir l'apparition de fentes.
La table ayant rétréci de 2mm sur la largeur maxi on colle les barres transversales et on maintient le chauffage jusqu'à séchage complet. Une fois revenu à température ambiante il existe une précontrainte, les barres s'opposant à la dilatation naturelle de la table. Un avantage annexe est de rendre l'ensemble plus élastique et filtrant les bruits blancs.
Après séchage on colle de l'autre côté le chevalet (en prunier) sur lequel vont venir s'accrocher 19 cordes :
Puis, à l'intérieur, la dédicace du luthier :
Avant de "tabler" il faut réaliser et ajuster le manche. Celui-ci doit être à la fois léger et rigide pour que le centre de gravité de l'instrument se trouve à la hauteur de son emplanture. J'utilise du tilleul qui sera plaqué par la suite :
Enfin le manche est ajusté sur la coque. Noter une fausse table en contreplaqué insérée dans celle-ci pour éviter une déformation éventuelle :
Même punition pour le manche du grand jeu qui est construit en tilleul et ajusté avec un décalage de 8° vers les graves au bout du manche du petit jeu, lui même décalé de 5° pour empêcher les cordes d'interférer :
Enfin, quand tout est bien fixé je procède au tablage de l'instrument : collage de la table d'harmonie sur la coque. La méthode, délicate, est décrite plus haut avec le luth :
On encolle grassement la tranche des deux dernières côtes, l'ensemble brague-contrebrague et les surfaces de contact de la table, puis on assemble.
Entretemps la colle d'os est revenu à l'état de gel. On chauffe le joint à travers la table au moyen d'un fer à repasser et d'une pattemouille : on part de l'axe de la coque, en bas, puis on progresse à chaque fois d'environ 8cm et toujours symétriquement. La colle se liquéfie, imprègne les bois et le collage est réalisé. On sécurise aussitôt avec moult ruban adhésif et on attaque le segment suivant. Il faut travailler en une seule fois. Un tablage prend environ 90mn. La moindre erreur (un vide entre les éléments) va générer un bruit parasite (un "loup") plus tard et il faudra reprendre le tablage.
A présent j'attaque une partie assez longue et passionnante : la touche et les deux manches sont entièrement recouverts d'une marquèterie buis-ébène découpée selon ce qui deviendra 150 ans plus tard la "méthode Boulle".
Les marquèteries d'époque utilisent de l'ébène et de l'ivoire, mais il faut sauver les néléphants alors j'ai préféré du buis.
Les motifs d'époque sont des frondaisons composées essentiellement de feuilles d'acanthe. On en retrouve sur un grand nombre d'instruments conservés dans les musées et je m'en suis inspiré pour inventer mes propres motifs.
Le principe du découpage est très astucieux : les luthiers empilaient une sorte de sandwich composé de deux feuilles de buis et deux d'ébène, elles-même prises entre deux planchettes de bois (balsa). L'ensemble est fixé sur sa périphérie avec de l'adhésif et le demi-motif est dessiné sur un papier collé sur une planchette :
On découpe ensuite l'ensemble qui fait environ 4mm d'épaisseur avec une scie à fil (ici une scie électromagnétique). Ceci génère deux demi puzzles en ébène et deux demi-puzzles en buis. On assemble les motifs avec de l'adhésif en créant deux marquèteries complémentaires : noir sur blanc et blanc sur noir. Ici le découpage m'a pris plus de 12h :
J'utilise la scie électromagnétique de préférence à la scie vibrante pour sa précision et la sécurité : la scie vibrante oscille sur 8 à 10mm : si les dents entrent en contact avec le doigt, la peau de celui-ci sera immédiatement arrachée. La scie électromagnétique vibre sur une amplitude de 3-4mm qui est compatible avec l'élasticité de la peau : celle-ci ne sera pas arrachée en cas de contact... et des contacts, il y en a beaucoup, vue la finesse des détails.
Enfin la scie vibrante maintient une distance constante entre les deux bras qui portent la lame. Si on appuie trop de côté on va faire fléchir la lame qui finira par casser, abimer le bois, voire les doigts. Au contraire, sur une scie électromagnétique le bras unique est une lame de ressort : si on force sur la lame l'intervalle entre ses deux extrémités va simplement se réduire sans risquer la casse.
Une fois la découpe terminée, la marquèterie est assemblée sur l'endroit avec de l'adhésif en serrant bien, puis elle est encollée sur l'envers, assemblée sur le manche.
Puis l'adhésif est retiré, la rainure correspondant au trait de scie est comblée avec une pâte faite de colle d'os diluée et de sciure de l'essence la plus sombre. Enfin l'ensemble est gratté au racloir :
En parcourant les collections des musées on retrouve tel instrument qui porte la marquèterie complémentaire de tel autre. Ainsi un chittarrone de Sellas à Bologne porte le complémentaire d'un instrument de Venere qui est à Barcelone. Ceci révèle au passage que la découpe de la marquèterie n'était pas le fait des luthiers mais ceux-cis se fournissaient chez des sous-traitants.
Pour mon instrument il y avait deux faces à décorer, alors l'usage des deux marquèteries complémentaires était tout trouvé.
Pour coller cette partie qui épouse des arrondis sur l'envers du raccord entre les deux manches j'ai intercalé entre le manche et les serres-joint un coussin fait d'une poche en plastique remplie de sable qui a épousé la forme en pressant uniformément :
Les bords de la touche (là où on pose les doigts) doivent être très durs pour ne pas être marqués par les frettes en boyaux qui vont être tendues dessus. Je les réalise avec deux pièces d'ébène scié, plus épais :
Elles viennent mordre dans la table avec une incrustation en pointe appelée "moustache" :
Ensuite la coque, préalablement poncée et polie est vernis (gomme laque au tampon, 10 couches) :
Les 19 chevilles en prunier sont tournées une par une puis la partie conique est réalisée avec un alésoir bricolé pour l'occasion :
La fabrication du cheviller du grand jeu termine l'assemblage de ce grand instrument :
Ici la tentation du sculpteur a repris le dessus et j'ai décidé de l’orner d'une tête de dragon, en m'inspirant de l'instrument de Bologne. Je suis parti d'une pièce d'ébène et j'ai trouvé ce bois particulièrement difficile à sculpter. Comble de l'ironie, j'ai découvert des années plus tard que les têtes en "ébène" de cette époque étaient en réalité réalisée en tilleul passé au cirage ! Cela s'explique : jusqu'au XVIIIe Siècle le palissandre et l'ébène, courants sur les instruments modernes, étaient des essences très coûteuses à importer.
Avec de vrais petites yeux et quenottes en ivoire :
Montage des cordes et voilà l'instrument terminé :
Ici on voit bien les décalages angulaires des deux manches :
Voilà. Une année de travail avec beaucoup de plaisir et de nouvelles techniques expérimentées avec succès.
A quoi ressemble le son de cet instrument ?
Voici une célèbre chacone italienne du bolognais Maurizio Cazzati (1616-1678) :
https://www.youtube.com/watch?v=QXejHgW_60I
On entend successivement :
- Le chittarrone qui joue le "continuo", l'accompagnement et on distingue bien le son des grandes cordes à vide.
- Le cornet à bouquin, l'instrument virtuose de cette époque, extraordinairement difficile à maitriser (embouchure de trompette -le bouquin, plus petite- et trous comme sur une flûte).
- Un violon pré-baroque, au son plus doux que le violon moderne grâce à ses cordes en boyau moins tendues sur un manche qui n'est pas incliné en arrière.
- Une guitare baroque, plus petite, légère et moins puissante que notre instrument moderne.
- Un psaltérion, instrument dont les cordes métalliques sont frappées par de petits marteaux. C'est l'ancêtre de la cithare autrichienne et du cymbalum roumain.
Un autre exemple avec la fameuse chacone "du Paradis et de l'Enfer" de la même époque illustrant une pièce avec du chant. Ici le contre-ténor Philippe Jaroussky tient le rôle de l'ange du Paradis alors que ses deux acolytes sont les diablotins de l'Enfer.
https://www.youtube.com/watch?v=LQEVokVIhgs
Une chacone est une danse à trois temps d'origine espagnole qui est constituée d'un thème qui est répété indéfiniment au continuo (ici le chittarrone et la guitare) et sur lequel les instruments solistes ou les voix improvisent dans des traits de plus en plus virtuoses. Cette forme en répétition, appelée "Ground" en Angleterre à la même époque et "Folies d'Espagne" en France (allusion à la Follia, une danse espagnole) va perdurer jusqu'au jazz moderne.
_Bruno
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Hi Bob!
C'est curieux chez les marins ce besoin de faire des phrases
Si Vis Pacem Parafilmum
La sous-couche, c'est un apprêt que l'on met avant
Si on bricolait plus souvent on aurait moins la tête aux bêtises
Omnes stulti, et deliberationes non utentes, omnia tentant
Une journée au cours de laquelle on n'a pas ri est une journée perdue
Espérons que le fond de la mer est étanche
Oh, ça c'est le Quacta qui se moque du Stifling
Telle est la Voie !