Dans l’après-midi du 2 décembre 1943, le premier-lieutenant Werner Hahn pilotait son Messerschmitt Me-210 de reconnaissance au-dessus du port de Bari, dans le sud-est de l’Italie. Il croisait à près de 7000 mètres, son avion révélant sa présence par une traînée de condensation, mais les équipes DCA alliées ne prenaient garde. Pas encore attaqué, le pilote allemand fit un second passage sur la cité avant de mettre le cap au nord pour rentrer à la base. Si le rapport de Hahn était concluant, la Luftwaffe lancerait un bombardement majeur sur le port.
Bari était une cité d’environ 200 000 âmes, avec un vieux quartier qui datait du Moyen-Age. Le vieux Bari, cloîtré sur une bande de terre qui s’avançait dans l’Adriatique, s’enorgueillissait de monuments fameux comme le Castello Svevo, une forteresse médiévale de l’époque normande, et la basilique San Nicola, qui était censée contenir les ossements de Saint-Nicolas.
A l’inverse, le Bari moderne possédait de grands boulevards et des bâtiments modernes. Ceux-ci comprenaient un complexe sportif surnommé le « Stade Bambino », qui avait été construit par Benito Mussolini en récompense aux citoyens pour avoir « produit » le plus grand nombre de bébés sur une période de temps spécifique. Bari – la vieille comme la moderne – avait eu de la chance et avait peu souffert, car les alliés l’avait réservée dès le départ comme un port de ravitaillement majeur
Junker 88 lors du raid
L’incapacité supposée de la Luftwaffe
Alors que l’année 1943 touchait à sa fin, la grâce somnolente et la torpeur médiévale de Bari furent choquées par l’afflux de navires alliés dans son port. Des tonnes de ravitaillement furent déchargées 24 heures sur 24, faisant de cette tranquille ville une véritable ruche. Le 2 décembre, au moins 20 bateaux alliés étaient rassemblés dans le port, de manière si serrée qu’ils se touchaient presque.
Le port était sous la juridiction des Britanniques, en partie parce que Bari était la principale base de ravitaillement pour le général Bernard Law Montgomery et sa VIIIe armée. Mais la ville était aussi le site du quartier-général de la jeune XVe Air Force américaine qui avait été créée en novembre de la même année. Sa première mission était le bombardement d’objectifs dans les Balkans, l’Italie et plus particulièrement l’Allemagne. Le commandant de la XVe Air Force, le major-général James H. « Jimmy » Doolitle, venait d’arriver à Bari le 1er décembre.
Les Américains étaient les champions du bombardement de précision en plein jour, mais la VIIIe Air Force en Angleterre subissait des pertes terribles en voulant prouver la validité de la théorie du bombardement. La puissance de la Luftwaffe allait croissant dans le ciel allemand. Ainsi, la XVe Air Force devait attirer vers elle une partie de la pression qui pesait sur la VIIIe.
En plus du matériel de guerre habituel, les navires amarrés transportaient du carburant d’aviation pour les bombardiers de Doolitle ainsi que d’autres réserves très importantes. La sélection de Bari comme quartier-général de la XVe Air Force – environ à 120 kilomètres de son aérodrome principal à Foggia – signifiait une large concentration de personnes. Environ 200 officiers, 52 techniciens civils et quelques centaines de soldats engagés se trouvaient en ville.
Totalement absorbés par la tâche de mettre en l’air la XVe Air Force, les Alliés ne consacrèrent aucune pensée à la possibilité d’un raid allemand sur Bari. La Luftwaffe en Italie était relativement faible et tellement à bout de souffle qu’elle ne pouvait produire un effort majeur. C’était du moins ce que les chefs alliés croyaient.
Les vols de reconnaissance allemands sur Bari n’étaient considérés que comme une nuisance. Au départ, les Britanniques tiraient un ou deux obus, mais finalement ils n’y prirent plus garde du tout. Pourquoi gaspiller de la munition ?
Répondant aux rumeurs de laxisme dans les mesures de sécurité, le vice-maréchal de l’Air Sir Arthur Coningham tint une conférence de presse durant l’après-midi du 2 décembre et assura les reporters que la Luftwaffe était défaite en Italie. Il était confiant dans le fait que les Allemands n’attaqueraient jamais Bari. « Je le prendrais comme un affront personnel et une insulte », déclara-t-il de manière hautaine, « si la Luftwaffe entreprenait une quelconque action significative dans cette zone. »
Tout le monde ne partageait pas le jugement de Connigham, et quelques-uns n’étaient pas certains que la Luftwaffe était un roseau brisé. Le capitaine de l’armée britannique A. . Jenks, qui était responsable de la défense du port, savait que la préparation pour une attaque était malheureusement inadéquate. Mais sa voix, de même que celle de deux ou trois autres personnes, fut contrainte au silence par un chœur d’officiers autosatisfaits. Quand l’obscurité arriva, les docks de Bari étaient brillamment illuminés de sorte que le déchargement des cargaisons continue. Peu pensaient à la nécessité d’un blackout.
Dans le port, les cargos et les tankers attendaient leur tour pour être déchargés. Le capitaine Otto Heitmann, skipper du Liberty Ship SS John Bascom, se rendit à terre pour voir si le processus pouvait être accéléré. Il fut déçu dans sa demande, mais il l’eut été encore plus s’il avait su ce qu’il y avait à bord du SS John Harvey.
Une cargaison de gaz moutarde
Le John Harvey, commandé par le capitaine Elwin F. Knowles, était un Liberty Ship typique, à peine différent des autres amarrés dans le port. La majorité de son chargement était également conventionnel : munitions, nourriture et équipement. Mais le navire transportait un secret mortel. Environ 100 tonnes de bombes contenant du gaz moutarde se trouvaient à bord. Les bombes étaient une précaution, qui ne serait utilisée que si les Allemands utilisaient des armes chimiques.
En 1943, il y avait une possibilité que les Allemands utilisent des poisons gazeux. A ce point de la guerre, l’initiative stratégique avait passé chez les Alliés, et l’Allemagne était en position défensive sur tous les fronts. Les forces d’Adolf Hitler avaient subi une défaite majeure à Stalingrad et avaient également perdu l’Afrique du Nord. Les Alliés se trouvaient maintenant sur le continent, faisant petit à petit leur chemin dans la péninsule italienne.
Hitler, disait-on, n’était pas un grand avocat de la guerre chimique, peut-être parce qu’il avait lui-même été gazé durant la Première guerre mondiale. Néanmoins il était impitoyable et pourrait bien utiliser des gaz s’il croyait que cela pouvait redresser la balance stratégique en sa faveur. Les rapports du renseignement suggéraient que les Allemands stockaient des armes chimiques, y compris un nouvel agent chimique appelé le Tabun.
Le président américain Franklin D. Roosevelt publia une déclaration politique condamnant l’utilisation des gaz par une nation civilisée, mais il promit que les Etats-Unis répondraient si l’ennemi osait utiliser ce genre d’arme en premier. Le John Harvey avait été sélectionné pour convoyer une cargaison de gaz en Italie afin qu’elle soit maintenue en réserve si une telle situation venait à se produire.
Quand les bombes au gaz moutarde furent chargées sur le John Harvey, elles semblaient en apparence conventionnelles. Chaque bombe faisait 1,2 m de long et 20 cm de diamètre, et contenait 27 à 31 kg de produit chimique. L’ypérite est un gaz qui irrite le système respiratoire et produit des brûlures et de douloureux ulcères sur la peau. Les victimes exposées à ce gaz souffrent le plus souvent une mort agonisante.
La cargaison de ce gaz fut emmenée dans le secret officiel. Même Knowles n’avait pas été informé officiellement de sa cargaison létale. Les membres perspicaces de l’équipage avaient cependant deviné que le voyage sortait de l’ordinaire. Grâce à une chose ; le premier-lieutenant Howard D. Beckstrom de la 701e compagnie de maintenance chimique se trouvait à bord avec un détachement de 6 hommes. Tous étaient experts dans le maniement de matériel toxique et étaient manifestement là dans un but bien précis.
Liberty ship
Le John Harvey avait traversé l’Atlantique sans incident, passant avec succès à travers le barrage des sous-marins allemands qui infestaient toujours l’océan. Après un arrêt à Oran, en Algérie, le navire mit le cap sur Augusta, en Sicile, avant de rejoindre Bari. Le lieutenant Thomas H. Richardson, l’officier sécurité du navire, était l’un des hommes à bord qui était officiellement au courant pour le gaz moutarde. Sa liste comprenait clairement 2000 bombes au gaz moutarde M47A1.
Richardson voulait bien évidemment décharger la cargaison mortelle le plus tôt possible, mais quand le navire arriva à Bari, le 26 novembre, ses espérances furent anéanties. Le port était rempli de navires et un autre convoi devait arriver sous peu. Des douzaines de vaisseaux étaient empilés le long des jetées, chacun attendant son tour pour le déchargement. Comme le gaz létal n’était officiellement pas à bord, le John Harvey n’avait pas à recevoir une priorité spéciale.
Durant les 5 journées suivantes, très exigeantes pour les nerfs, le John Harvey alla tranquillement s’ancrer à la jetée 29 alors que le capitaine Knowles essayait vainement d’obtenir des responsables britanniques du port l’accélération des choses. C’était difficile, car il était tenu par le secret qui entourait son chargement de gaz. Comment pouvait-il les faire agir quand lui-même n’était même pas censé savoir ce qu’il transportait ?